L’écrivain franco-rwandais revient sur le film « Petit Pays », adaptation de son roman qui raconte l’histoire d’un adolescent à Bujumbura sur fond de tensions ethniques.
Paru en 2016, le roman Petit Pays, de Gaël Faye, raconte la vie de Gabriel, un adolescent d’une dizaine d’années, dans un quartier aisé de Bujumbura, la capitale du Burundi. Fils d’un entrepreneur français et d’une mère d’origine rwandaise, Gabriel va mener une adolescence heureuse et insouciante jusqu’au divorce de ses parents et la dégradation de la situation politique de son pays. Sur fond de tensions ethniques entre Hutu et Tutsi, le Burundi va alors plonger dans une guerre civile et conduire au Rwanda au génocide des Tutsi, au printemps 1994.
Réalisé par Eric Barbier, qui avait déjà adapté à l’écran La Promesse de l’aube, de Romain Gary, le film Petit Pays sort en salles vendredi 28 août. Tourné au Rwanda, il montre avec force et émotion l’enfance de « Gabi », qui n’est pas celle du rappeur et écrivain Gaël Faye mais qui s’en inspire.
Pour quelles raisons avez-vous accepté cette adaptation cinématographique de votre roman ?
Au début, je ne le souhaitais pas, un peu par principe, parce que je pense qu’adapter, c’est trahir. J’estimais le pari trop risqué. Je voyais plus les problèmes que les solutions, et notamment celui de tourner au Burundi, ce qui est impossible aujourd’hui. Pour moi, il était hors de question de réaliser ce film, comme certains producteurs me l’ont proposé, au Sénégal ou ailleurs, avec des acteurs qui ne soient pas originaires de l’Afrique des Grands Lacs. Pour un Rwandais, il aurait été aberrant de le tourner en Afrique du Sud, comme l’a été Hôtel Rwanda par exemple. On voit tout de suite que les acteurs et les paysages ne correspondent pas à la réalité.
Puis je me suis dit que le Burundi n’existait pas dans le cinéma mondial. A l’exception peut-être du film Gito, l’ingrat, sorti dans les années 1990, il n’y a rien sur ce pays. J’ai eu envie d’une démarche presque militante et je me suis dit : « Il faut avoir voix au chapitre. »
Avec Eric Barbier, nous avons été d’accord sur tous les points : tourner dans la région des Grands Lacs, avec des acteurs rwandais ou burundais, mais aussi des équipes locales de tournage. On voulait aussi que le film ne soit pas seulement une histoire de l’enfance, car il y avait ce fantasme, chez certains réalisateurs, d’éluder la partie politique et historique du livre et de la remplacer par quelque chose d’onirique. Pour moi, il était important qu’on comprenne la chronologie et les faits. L’histoire du Burundi est méconnue et je voulais que le film soit aussi didactique.
Qu’avez-vous ressenti lors de la première projection ?
« Après la projection, il m’a fallu plusieurs jours pour me remettre de mes émotions. »
Ç’a été brutal car je ne m’étais pas rendu compte de toute la violence contenue dans l’histoire. Lorsqu’on écrit, il y a une façon d’étirer les événements, d’y mettre de la poésie et donc d’atténuer certaines choses. Le film est beaucoup plus frontal. Ce sont trois années, entre 1992 et 1995, qui sont ramassées en une heure et cinquante minutes. L’univers sonore du film m’a aussi ramené dans l’ambiance dans laquelle on vivait à l’époque. Après la projection, je n’ai pas pu discuter avec le réalisateur. Il m’a fallu plusieurs jours pour me remettre de mes émotions.
Avez-vous participé à l’écriture du scénario ?
Chaque fois qu’Eric Barbier écrivait une scène, il me l’envoyait. Ensuite, je retravaillais les dialogues en lui disant par exemple : « A Bujumbura dans les années 1990, on parlait comme ceci et non comme cela… » Je retravaillais donc des tournures de phrases. Quand je n’y arrivais pas, comme dans les dialogues des « Sans Echec » et des « Sans Défaite », les gangs de Bujumbura, je me renseignais auprès d’amis un peu plus âgés.
L’histoire du Burundi de cette époque est comme une « zone d’ombre ». Il existe très peu de documents et de témoignages. On a le sentiment que la tragédie que fut le génocide des Tutsi a emporté l’histoire de l’autre côté de la frontière…
Par pudeur, les anciens réfugiés rwandais qui vivaient au Burundi n’ont aussi jamais raconté leurs années d’exil. Il aurait été impossible pour eux de dire aux survivants du génocide : « Nous aussi pendant trente ans, on a vécu dans des camps, des discriminations… » Aucun Rwandais ne pouvait se le permettre ! Mais du coup, une frange de l’histoire est éludée. Le génocide des Tutsi, qui fut l’un des événements les plus importants du XXe siècle, a eu un effet dévastateur et a gommé une partie de l’histoire du Burundi.
Le film montre la violence des gangs tutsi à Bujumbura. Comment a-t-il été perçu au Rwanda, où vous vivez aujourd’hui ?
En février, il y a eu une avant-première et les gens étaient touchés par le fait que ce film réveille les mémoires. La galerie de personnages fait que chacun y reconnaît une tante, un oncle, une situation et surtout l’ambiance de ces années-là. Les Rwandais étaient émus après la projection.
« Je voulais que pour le film, tout soit très précis, avec la rigueur d’un documentaire. »
Pour les gangs qui balkanisaient Bujumbura à cette époque, c’est très particulier car il n’existe quasiment aucune documentation sur eux. J’en ai trouvé très peu lorsque j’ai travaillé sur le roman. Alors on a contacté d’anciens membres ou leurs compagnes pour qu’ils nous disent ce qu’ils écoutaient à l’époque, comment ils s’habillaient… Je voulais que pour le film, tout soit très précis, avec la rigueur d’un documentaire.
A un moment dans le film, on demande à Gabriel de choisir entre « Tutsi ou Français ». Cela signifie-t-il qu’à l’époque, le fait d’être Français faisait de vous un Hutu ?
J’ai été très touché lors de la projection, car c’est quelque chose que j’ai vécu dans ma chair. J’ai reçu des menaces de mort par des Hutu parce que ma mère est Tutsi. J’en ai reçu d’autres de la part de Tutsi parce que mon père est Français. Mon adolescence a été marquée par ce genre de dilemme, de choix. Mais il était impossible pour moi d’appartenir à un camp.
Votre livre a été traduit dans une quarantaine de langues et vous en avez vendu plus d’un million d’exemplaires. A quoi attribuez-vous ce succès ?
Ça reste très mystérieux pour moi. Je pense qu’il s’agit de la conjonction de plusieurs éléments. L’un d’eux est peut-être lié au fait que les gens se demandent encore ce qui s’est finalement passé au Rwanda en 1994. Ils savent que c’était une histoire très grave, mais on ne la leur a jamais vraiment racontée. Or dans Petit Pays, un enfant les prend par la main et leur dit : « Allons-y ensemble. »
Le roman commence par une simple question : « C’est quoi la différence entre un Hutu et un Tutsi ? » Le lecteur se pose un peu probablement la même : « C’est quoi cette histoire de taille du nez, de différence de morphologie entre les deux ethnies ? » Gabriel, au terme de son histoire qui va déboucher sur l’absurdité d’une guerre et l’atrocité d’un génocide, sert un peu de guide.