Par Fulgence Kamali
L’Afrique d’hier et d’aujourd’hui a souvent été décrite comme un continent immensément riche en ressource naturelle (minerais, bois, pétrole, etc.) tandis que son apport à la science et à culture universelle semble être ignorée, comme si ses hommes et femmes n’étaient bons que pour servir avec leur physique et non avec leur mental.
Il est donc temps de penser à faire valoir l’apport des femmes et hommes africains à la culture de l’humanité, et particulièrement l’Abbe Alexis Kagame, ce grand philosophe rwandais qui fut parmi les premiers intellectuels africains à instar de Cheik Anta Diop à s’opposer à l’idéologie ambiante du temps colonial, que la Philosophie et la science ont été importées en Afrique par les européens et que les africains n’avaient ni histoire ni philosophie.
Alexis Kagame est l’un des géants de l’élite africaine du 20eme siècle grâce à ses nombreux ouvrages sur l’Histoire et la Philosophie africaine. Les lignes qui suivent font un bref aperçu sur son apport d’abord sur la Philosophie africaine et ensuite sur l’Histoire.
Son apport sur la Philosophie africaine
Avec son ouvrage « La Philosophie Bantu-Rwandaise de l’être » (1955), puis, avec une étude complémentaire portant sur l’ensemble des zones bantu : La philosophie Bantu comparée, (1970), L’abbé A. Kagame a cherché à confirmer ou infirmer l’hypothèse émise par R.P. Placide Tempels de l’existence d’une philosophie bantoue (1).En effet, Tempels fut l’un des premiers Européens à reconnaître à un peuple africain le privilège d'un système philosophique développé.
La Philosophie bantu-rwandaise de l’être s’est voulu l’explicitation, pour la langue kinyarwanda, des catégories dont elle est porteuse, en une entreprise qui reproduise consciemment celle qu’Aristote n’aura réalisé qu’en prenant les particularités du grec pour l’universalité du discours ontologique en général. La préoccupation d’A. Kagame sera de montrer comment les catégories métaphysiques des bantoues sont basées sur les catégories grammaticales de leurs langues (3).
Le cas des 10 catégories de Mgr Kagame en comparaison avec les catégories aristotéliciennes
Kagame a eu l’idée de dresser une table des catégories ontologiques bantu en effectuant sur le Kinyarwanda l’opération qu’Aristote avait effectué sur la langue grecque. Il s’agit d’un parallélisme: A la substance, il fait correspondre Umuntu(homme ,être doué d’intelligence) et Ikintu(chose, être privé d’intelligence).Pour ce qui concerne les 9 accidents, il fait correspondre Ahantu(le Lieu et le Temps) et Ukuntu (modalité): Quantité, Qualité, Relation, Action, Passion, Position et Possession. Nous rappelons que le terme ‘Catégorie’ signifie dans la philosophie aristotélicienne et thomiste les genres suprêmes ou premières divisions de l’être (2).
Mgr Kagame montre le pouvoir de l’abstraction chez les Bantu
Pour philosopher, selon A. Kagame, il faut pouvoir exprimer les entités abstraites. C’est ainsi qu’il rattache à la 8eme classe des mots du Kinyarwanda une série de termes abstraits, par le déterminatif “BU”. Exemples :Umugabo-ubugabo, Umugore-ubugore, Umuhemu-ubuhemu, etc.Par ce procédé d’abstraction, les Bantu se forment dans l’esprit une idée-modèle, applicable à tous les êtres de la même catégorie. Ainsi, puisque cette idée-modèle convient à chaque individu de ladite catégorie, elle devient “universelle”. Ainsi donc, chez Kagame, il y a l’existence des idées universelles chez les Bantu (2)
Son apport à l’Histoire universelle
L’œuvre colossale de Kagame reste toujours une source de référence pour l’Histoire du Rwanda. Jetons un coup d’œil sur ses plus importants ouvrages dans ce domaine :
Kagame présente les institutions administratives et militaires du Rwanda précoloniale en accordant une grande place à l’organisation pastorale dans son livre paru en 1952, « Le code des Institutions politiques du Rwanda précoloniale », Bruxelles, 1952
Dans l’ouvrage « L’Histoire des Armées bovines de l’Ancien Rwanda », Kagame donne les noms des formations bovines officielles du Rwanda avant 1900 avec l’époque de leur constitution, leurs pâturages privilégies, les prestations qu’ils devaient à la cour et les noms de leurs responsables successifs qui étaient le plus souvent les chefs d’Armées.
Il traite de la chronologie en histoire précoloniale du Rwanda dans son livre “La notion de généalogie appliquée à la généalogie dynastique et à l’histoire du Rwanda des X-XIe siècles à nos jours”, Bruxelles, 1959. Ici, il propose notamment, pour les Bami Banyiginya, une moyenne de règne de 33 ans et accepte que la moyenne de génération communément acceptée de 30 ans peut être appliquée au Rwanda
Dans son « Abrégé de l’Ethnohistoire du Rwanda », Butare, EUR (Édition universelle du Rwanda), 1972, il fait une synthèse des traditions historiques conservées par le royaume des Banyiginya du Rwanda en partant du début jusqu’à la fin du règne de MutaraIII Rwogera, qu’Alexis Kagame situe en 1853.
Il traite dans le livre « Un abrégé de l’Histoire du Rwanda, de 1853 à 1972 », UNR, Butare, 1975, les faits ayant trait au règne de KigeliIV RWABUGIRI et de MIBAMBWE IV RUTALINDWA tué à Rucunshu ; ainsi que ceux de la période coloniale à la période républicaine.
Pour conclure, tous les Africains devraient reconnaitre à l’Abbe Alexis Kagame le mérite d’avoir posé d’une manière systématique la problématique de la philosophie africaine. Pour l’Histoire du Rwanda en particulier, il reste un solide pilier de référence surtout dans la période précoloniale. Laissons le dernier mot d’éloge à l’auteur Bwanga Wa Mbenga Nyoli Boko, qui, dans son essai nous dit ceci : ... « En suivant les arcanes de la pensée de Kagame et en s’inspirant de l’histoire générale de la philosophie du langage, l’œuvre philosophique d’A. Kagame est bel et bien une philosophie du langage (1).
Référence
(1) Bwanga Wa Mbenga Nyoli Boko, « La philosophie du langage d’ Alexis Kagame Contribution à la problématique sur la philosophie africain », nouvelle édition revue et augmentée, L’Harmattan, ISBN : 978-2-343-11946 Etudes africaines, Série Philosophie africaine
(2)A. Kagamé, La Philosophie bantu-rwandaise de l’être,1955 et Idem, « La Philosophie bantu comparée », Paris, Présence africaine, 1970,
(3) Raphael NKAKA, Les sources de l’Histoire du Rwanda, textes inédits du cours d’Histoire, UNR Butare,1995