« Dans mon coeur, j’ai beaucoup de cicatrices », lance d’emblée Patrick, 26 ans, quand on lui demande comment il va.
Le jeune homme reste fragile. Il a fait deux tentatives de suicide, à 11 et 22 ans. Dans ce pays où il est particulièrement honteux de ne pouvoir établir sa lignée paternelle, quand il allait à l’école, il ne se mêlait pas aux autres élèves , raconte-t-il. « La société ne pouvait m’accepter; les Tutsi, comme les Hutu, n’en avaient rien à faire de moi… », dit-il, secoué de pleurs.
« Je ne sais pas qui est mon père… et mon futur sera toujours compliqué si je ne connais pas mon passé », confie-t-il à l’AFP par téléphone depuis Nyanza (sud du Rwanda) où il étudie la comptabilité.
Nés d’un des destins les plus hostiles qui soit, ces enfants ont grandi dans l’ombre du génocide contre la minorité tutsi, orchestré par le régime extrémiste hutu au pouvoir et qui, entre avril et juillet 1994, a fait plus de 800.000 morts.
Le nombre de femmes violées pendant le génocide est estimé à au moins 250.000 par l’ONU.
Les enfants nés de ces viols sont estimés à plusieurs milliers mais il n’existe pas de chiffres officiels.
De nombreuses femmes violées n’ont jamais parlé de l’origine de ces grossesses à leurs enfants ou aux maris épousés plus tard, de peur d’être rejetées. Elles ont mis un mur entre ce passé et elles, même si les rumeurs ont inévitablement pesé dans le voisinage et les non-dits dans les familles.
Ceux qui ont accepté de parler à l’AFP l’ont fait sous un nom d’emprunt.
La mère de Patrick, Honorine, raconte avoir été retenue pendant quatre jours avec d’autres femmes tutsi dans une famille de miliciens extrémistes hutu, des « Interahamwe », principaux bras armés du génocide.
De retour de leurs journées à perpétrer les tueries, ces miliciens « violaient les femmes qu’ils cachaient », explique cette femme de 48 ans, cheveux courts encadrant un visage timide. « Ils disaient qu’ils allaient prendre leur +dessert+… et le dessert c’était moi, parce que j’étais la plus jeune », lâche-t-elle, en larmes.
Après la fuite des miliciens, elle tente de rejoindre des proches dans le nord du pays. « Sur le chemin, j’ai été violée et c’est là que j’ai été engrossée, c’étaient des hommes de Kigali. »
– « Enfant de tueur » –
Après un déni de grossesse et des envies de disparaître, Honorine élève son enfant, mais sans amour, affirme-t-elle. Elle se marie mais son époux finit par rejeter son fils « en le traitant d’+enfant de tueur+ ». Avec détresse, elle dit se reprocher d’être la cause du mal-être de son fils.
L’AFP l’a rencontrée en décembre dans la ville de Muhanga (centre), en marge d’un atelier accompagnant des femmes violées organisé par la thérapeute de renom Emilienne Mukansoro, 53 ans.
Elle-même survivante du génocide, elle travaille depuis plus de 18 ans avec des femmes victimes de viols. Depuis 2012, elle anime bénévolement neuf groupes de paroles à travers le Rwanda.
Nombre de ces femmes ont été violées en public devant des proches ou des voisins pour jeter l’opprobre sur elles et leurs familles, atrocement torturées et mutilées avec des objets, séquestrées comme esclaves sexuelles, contaminées intentionnellement par des violeurs séropositifs.
« Le viol a constitué une manière spécifique d’avilir et d’exterminer la communauté tutsi. En visant ainsi le corps des femmes, ce qu’ont cherché les responsables du génocide, c’est la rupture radicale de la filiation afin que plus jamais une femme ne puisse mettre au monde un enfant tutsi », souligne auprès de l’AFP l’historienne Hélène Dumas.
« Ce sont des viols idéologiques et qui s’inscrivent dans la politique génocidaire. »
Elle rappelle que la ministre de la Famille en 1994, Pauline Nyiramasuhuko, a été condamnée par la justice internationale pour avoir incité miliciens et soldats à une campagne de viols massifs des femmes tutsi dans la région de Butare (sud).
« Encore aujourd’hui ces enfants (nés du viol) sont liés dans leur existence propre à ce qui est arrivé à leurs mères; c’est ce qui fait durer le génocide dans un temps presque infini », ajoute Mme Dumas.
– « Faire face » –
A la sortie du génocide, le Rwanda est en lambeaux, presque tout est à reconstruire et la prise en charge des traumatismes n’est pas une priorité immédiate. Mais depuis quelques années, des associations de survivants et des ONG font un travail crucial à travers des groupes de parole thérapeutiques et de suivi de ces femmes.
Cela a « aidé une société hébétée par la pire des tragédies humaines et un pays en ruines à continuer à vivre ensemble », relève Godelieve Mukasarasi, 64 ans, fondatrice de l’ONG Sevota.
Contrairement aux orphelins du génocide, les enfants nés des viols n’ont pas été légalement reconnus au Rwanda comme des rescapés du génocide et n’ont pas bénéficié de soutien spécifique. Mais ils ont « été aidés à travers leurs mères », bénéficiaires du Fonds d’assistance aux rescapés du génocide (FARG), précise Naphtal Ahishakiye, secrétaire exécutif de l’association de survivants Ibuka.
Plusieurs mères rencontrées par l’AFP ont témoigné de leur précarité et de leurs difficultés à financer l’éducation de leurs enfants.
La plupart des femmes violées viennent de familles modestes des collines qui avant le génocide gagnaient leur vie dans l’agriculture et le petit élevage. Après ces viols, affaiblies et parfois séropositives, elles n’ont souvent plus eu la force physique et psychologique de travailler les champs.
Beaucoup se sont retrouvées seules après avoir vu les hommes de leur famille décimés pendant les tueries ou ont été ostracisées par leur village ou leur entourage.
A 46 ans, Martha, habitante de Muhanga, est toujours rejetée par ses frères pour avoir donné naissance en 1995 à un enfant dans ces circonstances. Elle raconte avoir été violée en 1994 « durant plusieurs jours » par « des militaires » qui venaient la chercher avec d’autres femmes dans la forêt où elle s’était réfugiée.
Quand il apprend la grossesse, l’un de ses deux frères – qui a combattu au sein de l’ex-rébellion tutsi du FPR qui mit fin au génocide – lui lance: « Je n’ai pas de temps à perdre avec toi; même si on me disait que tu étais morte, je n’aurais pas de temps pour m’occuper de ton corps ».
Ses frères avaient, selon elle, prévu de « tuer l’enfant après l’accouchement ». Ils ne sont finalement jamais venus à l’hôpital. Et depuis 26 ans, ils l’ont abandonnée à sa santé fragile et sa pauvreté.
Ce jour de décembre où l’AFP l’a rencontrée, sa fille, jeune femme filiforme au sourire solaire, aide son demi-frère de 15 ans – né du mariage de Martha avec un homme d’origine hutu – à faire ses devoirs, complices.
A l’âge de neuf ans, Diane a insisté pour savoir qui était son père. « Tu n’as pas de père, ton père est mort… », lui réplique alors laconiquement sa mère.
Mais sa participation à un groupe d’entraide de l’ONG Sevota aide Martha à « (se) reconnaître comme une personne humaine ». C’est ainsi en revenant d’une telle séance où elle avait emmené sa fille adolescente qu’elle lui lance: « Toi aussi, tu es née du viol ».
« Et c’est tout, on n’en a pas reparlé… », confie doucement Diane.
« Connaître que ton père est un bourreau ou un tueur, il faut arriver à y faire face… », lâche-t-elle. La jeune femme a participé à des groupes d’écoute et en entendant nombre d’histoires « où les mamans ont avorté ou ont abandonné leur bébé », elle juge sa mère « très courageuse ».
– Groupe WhatsApp –
Longtemps, Diane s’est reprochée d’être la cause de la rupture entre sa mère et ses oncles. Aujourd’hui, elle « pense en fait être innocente de ces histoires-là ». Elle a pris l’initiative de créer un groupe WhatsApp avec ses cousins avec qui elle échange. Ses oncles leur interdisent toujours de se voir mais elle espère que leurs relations s’amélioreront, un jour.
Pour certains enfants qui « héritent » de la souffrance de leur mère vient un moment où ils ne « supportent plus de vivre dans cette vie qu’ils n’ont pas choisie et décident de couper les ponts », explique aussi Mme Mukansoro.
C’est ce qui est arrivé à Paradine, 57 ans, dont l’AFP a recueilli le témoignage lors de l’atelier de la thérapeute, dans un petit local de Muhanga.
Visage volontaire mais regard mélancolique, Paradine est ce jour-là la première à bénéficier de l’écoute bienveillante des autres femmes: sa fille, issue du viol, a pris ses distances depuis trois ans. Paradine a pu lui rendre une récente visite après l’accouchement de son premier enfant, mais elle « ne m’a pas laissé prendre son bébé dans mes bras », lâche-t-elle en sanglotant. Des exclamations peinées parcourent le groupe de femmes.
« Elle m’a accusée de l’avoir gardée alors qu’elle n’était pas désirée, de n’être d’aucune ethnie, de ne pas connaître son père. »
Paradine avait pourtant surmonté avec courage sa vie fauchée depuis son viol, passant pas loin de la folie, élevant seule sa fille. Elle s’est reconstruite notamment grâce aux années de thérapie du groupe et gère aujourd’hui un petit commerce.
« Mais quand mon enfant m’a rejetée ça m’a replongée dans mon passé… on est toujours blessée et c’est comme si la plaie saigne encore. »
Dans un quartier pauvre de Muhanga, l’atmosphère est restée pesante aussi dans le foyer de Greta, 53 ans, qui, près de 27 ans après son calvaire, doit prendre des calmants au quotidien.
Jeune mariée et enceinte, Greta perd son bébé et elle est gravement brûlée dans l’incendie de sa maison au début du génocide, alors que son mari est dans sa belle-famille. Elle dit avoir « perdu la tête » pendant des semaines et avoir été violée dans son errance. Une fois réunis après le chaos, son mari a su pour cette grossesse née du viol, mais les parents tairont l’évènement.
Ce n’est qu’en 2010 que Callixte apprend que « (son) père n’est pas (son) père ». Les parents se déchirent quand ils sont obligés de vendre des meubles pour payer ses frais de scolarité, aggravant leur pauvreté et créant du ressentiment chez le beau-père à l’égard de Callixte.
Alors que le soir tombe sur Muhanga, accompagné d’un ciel d’orage violet et immense, Greta s’efface dans la cour de sa maisonnette, qui sert d’étable à une vache laitière agitée, pour laisser place à Callixte, grand gaillard en jean et tee-shirt. Son regard franc et son assurance, trahie par un léger bégaiement, tranchent avec le mal-être de sa mère.
A l’annonce de sa filiation, Callixte ne l’a d’abord « pas accepté ». Puis il a été aidé par l’ONG Sevota pour les frais de scolarité. « Ma mère m’a dit que de toute façon elle ne connaissait pas son violeur… alors je me suis adapté ».
Encore aujourd’hui, seule la famille proche et l’ONG connaissent l’identité de Callixte. « Ce n’est pas un sujet à parler », dit-il.
– « Ma reine » –
La question du mariage est un autre défi lié à ses origines qui tourmente la jeune Diane.
Sa dernière relation remonte à deux ans, mais le jeune homme l’a quittée quand elle lui a parlé de son histoire. « Quand tu arrives à dire à quelqu’un que tu n’as pas d’origine, il se méfie de toi donc il faut bien se confier… et ça devient un problème quand tu dis que tu es l’enfant d’un milicien. »
« Le génocide nous a laissé des conséquences très néfastes auxquelles on ne peut faire face en 20 ans ou 30 ans… », relève M. Ahishakiye d’Ibuka. « Les Rwandais, de jour en jour, construisent leur unité; il faut continuer à sensibiliser la population sur la manière d’intégrer ces enfants nés du viol. »
« Déçue », Diane ne croit « plus trop » au mariage.
Callixte juge qu’aujourd’hui l' »ethnie n’est plus nécessaire ». « Je suis Rwandais, c’est tout ». « Quand je trouverai quelqu’un qui m’aime, cette personne ne me demandera pas mon ethnie », martèle-t-il.
Patrick tente « d’accepter » son lourd passé. Il réussit désormais à en parler à des camarades de classe, à des amis. « Notre pays encourage la réconciliation; les gens acceptent de plus en plus qui je suis… »
Ses rêves ? « Réussir à fonder sa propre famille » et avoir une situation sociale qui lui permette un jour d’aider sa mère. « Parce qu’elle est ma reine, mon tout. »
La Libre Afrique